Cité de la montagne
J
Peu à peu, sereinement, je m’extirpe de ma torpeur cérébrale qui obstrue ma vision de New York.
Aujourd’hui et ici, j’arpente les vallées et les monts vers des cieux et des rencontres étonnantes. Demain et là-bas, je déambulerai dans les rues de la cité de large en long, de bas en haut… Mon cheminement sera le même.
New Yorker, tu me ressembles. La rencontre sera facile et féconde. Tes rues, qui se prolongent vers des fonds indistincts, sont semblables à mes vallées parfois encaissées. Tes gratte-ciels, occupant inexorablement l’espace, se relèvent tels mes sommets quotidiens déjà gravis.
Les lumières de ta ville vacillent à la manière d’une flamme, d’une lueur qui éclaire provisoirement mon livre de chevet.
« Moon Palace »… Je transhumerai vers toi…
J’envisage de me laisser mouvoir par le flot perpétuel de tes âmes. Les dédales de ta ville ne sont plus que des esplanades à ciel ouvert. Je transforme les angles droits de tes rues en de tangibles courbes somptueuses. J’admire déjà tes perspectives harmonieuses et te jalouse, toi qui tutoies la voûte céleste…
Edward Hopper tente bien de m’insuffler l’existence persistante du conflit entre la nature et le monde moderne… entre les montagnes et la ville…
Non, je ne suis pas un de ses personnages représentatifs, empreints à la nostalgie. Je résiste, je m’en dissuade. Je dois sortir du tableau...
Je comprends mieux le prolongement de l’hiver. Mes belles pentes enneigées qui s’inclinent doucement et se déclinent indéfiniment, me permettent de glisser sans brutalité vers toi. Pour mieux m’introduire dans tes quartiers, j’enjamberai sans retenue l’Hudson, l’East river, Harlem river. Je sentirai le flux et le reflux de ta respiration.
Mais le premier pont que j’emprunte est cet arc en ciel qui relie mes montagnes à New York city… « Somewhere over the rainbow »
Les notes de la guitare de Jimi Hendrix me renvoient de belles images et se suspendent au-dessus de l’atlantique. Il me suffit de suivre cette partition ininterrompue et au final te saisir à bras le corps. New York, tu es à ma portée…
En exorde depuis mes cimes, encore ivoirines d’un hiver qui s’étiole tardivement, j’entreprends ce voyage.
New York évoque, à lui tout seul, la désignation d’une planète, d’une constellation. C’est dans la traversée de ton univers que je poursuis ma quête…
Pourtant, New York, je gravite autour de toi et prépare en toute quiétude mon atterrissage. Je quitte doucereusement ton orbite et me laisse saisir irrésistiblement par ton attraction. Je ne discerne plus la frontière entre mes montagnes et le nouveau monde. Là-bas ne sera que le prolongement d’ici…
La Sugar Hill perle sur les rebords de mon verre et chevrote encore sous le timbre de la voix de Cynthia Holiday. Je bois d’un trait le son du saxophone de Peter Valera, assoiffé de jazz et de swing, ... je suis désaltéré…
Je reste toujours accroché, sans doute pour l'éternité, aux ponts de la cité, lié à tous les burroughs de la ville, toutes les pièces de ma demeure.
Horizontalité, verticalité, étourdissement des sens. Vision de la ville en quatre dimensions. Les images subliminales que me suggère la ville, se superposent sur le blanc immaculé de mes montagnes. Le printemps angoissé me renvoie, comme un écho de Lewis Caroll, son impatience:
« Je suis en retard…, je suis en retard... ! »
Pourtant, j’entends déjà les riffs et les phrasés de Charly Parker et de Dizzy Gillespie. Ces belles mélodies et envolées d’un autre temps qui me guident dans les clubs de Jazz d’Harlem. Je suis suspendu solennellement à ce blues fleurissant dont la puissance des notes s’achève en des effluves vaporeux…
New York, ne retiens pas ton souffle, attise ma curiosité et dépoussière mes images caricaturales…. Lentement, tes allégories me racontent ton histoire, ton passé, ta situation, ton existence… et je me fourvoie en ton sein.
New York …, je désavoue ton énigme et me tourne vers tes évidences. Charly Parker m’accompagne ‘‘All the things you are’’… All the things I’am… Cette chanson qui te ressemble, qui me ressemble.
New York je me souviens…, je te connais, tu m’es familier. New York, J’ai l’impression d’y être allé, d’y être et d’y retourner. Je ne cesse de scander ton nom dans les couloirs de mes montagnes. Et si un jour, j’ai eu le malheur de t’apostropher, sache que jamais au grand jamais je ne recommencerai
J’ai en tête la musicalité de la ville.
Lester Young s’échappe des chansons d’Yves Simon et me joue de son saxophone en toute intimité. Je suis en mesure d’écouter les tonalités et les résonnances de la ville.
Avec un semblant d’élégance et dans un balancement jazzy, je suis le tempo que m’impose New York. Je swingue dans les rues sans vaciller. Manhattan, moi aussi je suis au coin d’une de tes rues et je n’attends personne.
D’ici, j’entends le bruit du métro qui s’arrête, tel un chien qui glapit derrière une porte, ainsi que les clameurs jaillissantes du volcan provenant du ballpark du Bronx. J’entends les murmures de passage et les pas retardés des voyageurs, qui résonnent sous l’horloge de Grand Central. Je suis encore ébloui par l’incandescence de Times Square, qui projette sur des écrans interminables, ses images narratives. J’entrevois toujours le compte à rebours des rues, de 132 à 59, qui défile updown, d’Harlem à Colombia Circle. Ma rétine ne cesse de restituer les visages enjolivés ridés et lissés des new-yorkers, s’acheminant je ne sais où. Je discerne encore les effluences gourmandes, émanant des trottoirs, douce tentation exhalant mon appétence et celle des passants.
La Durance impétueuse, d’une fonte des neiges qui s’accélère à bien sur des allures d’East river. Le jardin de l’archevêché se réveille sous la même lumière que Bryant Park. Les visages burinés des montagnards ont reçu le même soleil que les gens d’Harlem…
… Je cours, je navigue, je vole, mais je reviens toujours à New York…